Avant-propos:
Durant l’été 1972 les Editions Gauthier-Languereau organisaient un concours littéraire ouvert aux jeunes sur le thème de la moto. A cette époque, mes passions étaient la moto, la photo et l’écriture… je n’avais donc aucune excuse pour de pas participer, d’autant plus que le premier prix n’était rien de moins qu’une 125cc et la promesse de voir son histoire publiée dans un ouvrage de la série 15. Je me revois, devant la feuille blanche et toutes les histoires qui se pressaient au portillon de mon imagination…
Qu’ elle fut longue l’attente des résultats…
Bien sûr, je ne me faisais pas d’illusion pour le premier prix mais c’est n’est pas sans une certaine fébrilité que je déchirai l’enveloppe portant la mention Editions Gauthier-Languereau. Surpris par le nombre et la qualité des récits, les Editions avaient décidé de publier bien plus que les seuls deux premiers lauréats et j’appris alors que mon texte faisait partie du prochain ouvrage de la série : 15 Histoires de Motos.
Quelques années plus tard, j’ai eu l’occasion d’assouvir ma passion pour la moto en participant à la saison 1979 de course de côtes de Belgique. J’ai retrouvé pour illustrer cette histoire quelques photos dans mon album.
Un homme et une moto
Depuis deux ou trois jours, on n’entendait plus le chant des oiseaux, ni le murmure du vent dans les branches, ni les glouglous du ruisseau, mais de terribles rugissements qui résonnaient dans la campagne. Le jour J approchait, la fièvre s’emparait du circuit bourdonnant d’activité. Les mécanos s’affairaient autour des motos, ces mangeuses de bitume, ces merveilles de technique qui font tressaillir le cœur des fervents à chaque passage. Je me relevai péniblement de ma position accroupie; enfin elle était prête…, fin prête. Toute la nuit, j’y avais travaillé, je l’avais révisée, auscultée et bichonnée.
C’était déjà ma sixième course, les cinq premières ayant été soldées par des échecs. La dernière fois, je n’avais réussi qu’à démolir ma moto, une Fulgurante… Un débutant encore plus maladroit que moi n’avait pas plongé à la corde assez tôt, était sorti de la route, avait ricoché sur la glissière de sécurité et m’avait fauché en rentrant sur la piste. Ma machine avait été complètement détruite, le cadre était tordu, le moteur réduit à l’état de ferraille et le carénage déchiqueté. A force d’emprunts et d’économies, j’avais pu m’acheter une autre Fulgurante et j’y tenais comme à la prunelle de mes yeux.
Trois jours auparavant, j’avais longtemps hésité sur le quai, avant de monter dans le train en partance pour S… Et maintenant, debout devant mon stand, appuyé à la rambarde, je méditais devant la piste vide…
Il était cinq heures du matin !
Les oiseaux osaient à peine chanter, étonnés du silence inusité qui régnait sur le circuit. Le soleil s’étirait, transperçant les nuages blancs. Le temps s’annonçait sec et clair…, une bonne chose
M’arrachant à la douce torpeur qui m’avait envahi, je me dirigeai enfin vers l’Hôtel des Pilotes pour y finir la nuit et essayer d’y prendre un peu de repos pendant la matinée, car le départ était prévu vers quinze heures, l’épreuve se déroulant en partie la nuit.
Je me levai vers midi, en parfaite forme physique, et me fis monter un petit déjeuner copieux mais léger que j’avalai lentement en mâchant bien. Ensuite j’allai faire un tour sur le port, pour chasser les idées noires et les soucis qui occupaient mon cerveau. Je dois l’avouer, au fur et à mesure que les aiguilles de ma montre approchaient de quinze heures, mon appréhension grandissait et c’est les « fesses serrées » que je me dirigeai vers le circuit.
Lorsque j’ouvris la porte d’acier de mon stand, le résultat de mon travail nocturne me fut une agréable surprise; le moteur était propre comme un sou neuf et les chromes enduits de vernis antireflets donnaient à ma machine un aspect féroce. Les tribunes étaient déjà remplies et la foule des reporters et photographes envahissait les stands à la recherche du « papier extra » ou de la « photo de l’année ». Plusieurs photographes téméraires s’approchèrent et prirent quelques clichés qu’il revendirent d’ailleurs à prix d’or. mais la marque pour laquelle je courais ne les attirait pas.
Je vérifiai le niveau d’huile dans le carter, fis le plein de mélange, regonflai les pneus et retendis les câbles de commande. Ensuite, je m’habillai; il était 14h50 !
La voix du directeur de course retentit dans le haut-parleur:
– Messieurs les pilotes sont priés de se rendre au contrôle technique ! Je répète… !
Après cette formalité, il ne restait plus que cinq minutes avant le départ…
La voix nasillarde retentit à nouveau:
– Messieurs les pilotes sont priés de se rendre à la ligne de départ ! Je répète… !
Tous les concurrents se rendirent à la ligne de départ; départ donné moteur tournant ! Le spectacle était hallucinant… Trente motos alignées, aux chevaux piaffants d’impatience dans les carters; trente motos aux couleurs et aux bruits les plus divers; trente hommes tous habillés de cuir et casqués, trente trompe-la-mort faisant hurler leurs machines. L’air était bleu de fumée et sentait l’huile de ricin.
– Cinq… Quatre… Trois… Deux… Un… Partez !
Et le drapeau s’abaissa, donnant ainsi le départ des Douze heures de S… La grande aventure commençait.
J’embrayai prudemment; la réponse ne se fit pas attendre et les soixante chevaux, soumis à mes ordres me propulsèrent vers le premier virage. Le moteur prenait rapidement ses tours et c’est sans rechigner qu’il descendait jusqu’à 2000 tr/mn… Les vitesses passaient bien et sans bruit et le freinage – d’ailleurs peu sollicité – répondait bien.
Jusqu’alors, la place que j’occupais n’avait guère retenu mon attention; après deux tours un officiel m’avertit que j’étais cinquième et que je tournais en 6 min 9 s 3/10, ce qui était une moyenne très satisfaisante et même bonne ! Mais il fallait tenir douze heures, douze heures sans faillir !
Le danger le plus redoutable est la routine: en douze heures ,, le pilote boucle à peu près deux cents tours du circuit; au bout de cinquante tours, il commence à le connaître et relâche son attention, alors gare aux accidents ! Un autre danger, tout aussi redouté, c’est la présence de toquards qui à coup de millions se paient des motos mais ne savent et ne sauront jamais les piloter. Heureusement, ils sont connus et on les refuse dans les grandes courses.
Cependant, une course ne s’improvise pas. Lorsque vous prenez le départ, vous avez autant de chances de perdre que de gagner; à vous d’éliminer les chances de perdre et de les remplacer par celles de gagner. Comment ? en vous préparant physiquement et en préparant la moto.
Mais revenons à la course…
Dans les premiers tours, des concurrents zélés me dépassaient rapidement, gaz à fond, mais je continuais à tenir la moyenne que je m’étais fixée, n’essayant pas de les rattraper. Pour mieux comprendre la suite, il faut que je vous parle du circuit et de ma moto.
Pour cela, je vous emmène avec moi !
Vous avez déjà fait un tour à faible allure pour faire chauffer le moteur; vous êtes sur la ligne de départ, en première, les poignées bien en main. Vous ouvrez les gaz en grand et la Fulgurante, dans un vacarme digne de ce nom, bondit à l’assaut de la ligne droite; vous jouez quatre fois du sélecteur et vous vous retrouvez en cinquième; il reste deux cents mètres avant le premier virage gauche, une balise placée à droite vous le confirme. Alors vous rentrez une vitesse, donnez un peu de frein arrière et vous balancez la machine en plongeant à la corde; vous vous retrouvez alors au milieu de la piste si vous avez accéléré à partir du cyprès qui se trouve à la moitié du virage et vous repassez en cinquième. ce premier virage se prend à environ 200 km/h; c’est le plus impressionnant !
Après une petite ligne droite, vous devez descendre au moins deux vitesses; veiller à ne pas caler la roue arrière et à garder un nombre de tours suffisant à une bonne reprise car ce petit droit en épingle serrée est suivi d’un raidillon où il est possible de repasser en quatrième, ce qui assure quelques mètres d’avance à celui qui réussit. Après ce raidillon, le pilote nono initié « perd les pédales » car il sent décoller sa moto et s’il ne coupe pas les gaz, le moteur s’emballe et finie la course ! en effet, une bosse genre Zolder (1) se présente à lui, suivie d’une longe glissade gauche prise en cinquième. Après cette récréation, deux virages; droite- gauche. Tous deux sont très classiques et se prennent en quatrième, la cinquième étant montée à la sortie; le virage suivant, un léger droit se prend sans perte de vitesse. La longue chicane qui suit se prend en quatrième en balançant la moto assez fort. e dernier tournant est une épingle très serrée prise en troisième suivie de la ligne droite des tribunes.
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(1) Nom d’un circuit belge
Ma moto a une vitesse de pointe inférieure à celle de nombreuses autres, mais possède des reprises foudroyantes. elle était donc parfaitement adaptée à cette course.
Jusqu’à neuf heures, la course resta la même; les hommes de tête se disputaient toujours la victoire, mais leurs motos s’affaiblissaient de tour en tour car elle devaient tenir un régime nuisible. C’est ainsi que P… et L… furent victime d’un bris d’embiellage; M…, lui, s’en tira momentanément avec une culasse fêlée, qu’il put grâce à l’intervention rapide de ses mécanos remplacer en un temps record.
Mais les ennuis commençaient pour moi aussi; dès que le moteur descendait au-dessous de 3000 tr/min, il s’étouffait, ce qui m’obligeait à faire cirer l’embrayage pour garder le régime; au bout de dix tours, j’étais rompu à cette manœuvre et je ne m’arrêtai pas pour réparer au stand. Malgré ce contretemps, grâce à l’abandon de P… et L…, je me trouvais en troisième position et, lentement je rattrapais mon retard, j’espérais seulement conserver ma place.
C’est alors qu’advint l’accident le plus amusant que j’aie jamais vu; M… et A…, les hommes qui menaient la course, roulaient côte à côte, quand soudain ils virent se dresser devant eux une vache qui les regardait tranquillement arriver sur elle. Les deux pilotes réussirent à l’éviter, mais ils allèrent brouter l’herbe du champ voisin et prirent un bain dans l’étang ! Ils revinrent au stand dégoulinants et essayant en vain d’expliquer pourquoi leurs motos reposaient par un mètre de fond…
Lorsque je repassai devant les stands, je les aperçus qui me faisaient des signes d’encouragement sous les projecteurs. Il ne restait que deux heures trente-cinq de course; mais des heures infernales ! Mon pied droit commandant le sélecteur était endolori au niveau de la cheville, mes mains étaient remplies d’ampoules et mes yeux douloureux. Pourtant, sentant la victoire proche, je forçai l’allure.
Le dernier tour se passa comme dans un rêve, c’est seulement lorsque j’aperçus l’officiel agitant frénétiquement un drapeau à carreaux noirs et blancs que je compris que j’avais gagné.
Des mécaniciens de M.. et A… s’emparaient de ma moto pendant que je me sentais soulevé de terre et porté sur le podium; on me parlait, on me souriait ! J’étais heureux, mon cœur battait la chamade !
Il faisait frais, un oiseau chantait, j’étais couché et n’essayais pas de me lever, il faisait trop bon dans ce lit de fer aux draps blancs comme neige.
Quelques coups timides résonnèrent à la porte.
Je soupirai, puis criai dans un mouvement d’humeur:
– Quoi ?
Alors la porte s’ouvrit toute grande et M… et A… apparurent souriants :
– Le champion n’est pas d’humeur, on dirait !
– Ah, c’est vous !
M… jeta un paquet de journaux sur mon lit et déclara:
– Tiens, lis ça, et tu verras qu’on ne parle que de toi en première page… Bon début !
Mais je n’eus pas le temps , car déjà tous deux m’enpoignaient et me faisaient descendre du lit plus vite que je ne le voulais… Ils m’obligèrent à prendre une douche froide et, dix minutes plus tard, je me trouvais dans leur stand.
Ils me firent asseoir au bureau et A… déclara :
– Petit, hier tu as eu de la chance… A toutes les courses, M… et moi nous disputons la victoire, mais, comme le dicton dit « jamais deux sans trois », nous nous proposons de devenir tes professeurs. si tu acceptes, tu n’a qu’à signer ce contrat.
J’apposai ma signature, après avoir lu attentivement.
– Alors, commençons tout de suite ! s’écria A…
Nous nous habillâmes en discutant de la course de la veille pendant que les mécanos préparaient les motos.
Pour la deuxième fois, mon cœur battait la chamade.
Dehors, le soleil chauffait la campagne, il eût fait si bon à ne rien faire…
C’est ça, le sport : être le grand homme un jour et, le lendemain, un apprenti.
Luc Sarlet.